Accident de Brétigny : la SNCF mise en cause et critiquée par le gouvernement

Le Monde.fr | 06.07.2014 à 20h36 • Mis à jour le 07.07.2014 à 11h32

A 150 mètres au nord de la gare de Brétigny, le troisième wagon du convoi est venu buter contre une éclisse, une sorte d'agrafe reliant deux rails.

A 150 mètres au nord de la gare de Brétigny, le troisième wagon du convoi est venu buter contre une éclisse, une sorte d’agrafe reliant deux rails. | AFP/KENZO TRIBOUILLARD

C’est un « état de délabrement jamais vu ailleurs » qu’ont constaté les experts mandatés par les magistrats enquêtant sur l’accident de train qui a fait sept morts à Brétigny-sur-Orge le 12 juillet 2013.

« PLUS DE DEUX CENTS ANOMALIES »

Dans un rapport très attendu, remis le 25 juin, que Le Monde et Le Figaro se sont procuré, Michel Dubernard et Pierre Henquenet détaillent les raisons qui ont conduit au drame. La charge, très lourde contre la SNCF et sa politique de maintenance, pèsera sur l’issue de l’instruction.

Ecartant une bonne fois pour toutes l’hypothèse d’un acte de malveillance, les deux experts ferroviaires notent que « le processus ayant abouti à la désagrégation complète de l’assemblage s’est étalé sur plusieurs mois et a concerné l’ensemble de l’appareil de voie incriminé, sur lequel ont été relevées plus de deux cents anomalies de divers degrés de criticité ».

Des anomalies qui, notent-ils, « étaient connues de la SNCF ou de ses agents, sans pour autant qu’il y soit remédié de façon adéquate ».

« Dès 2008, les TJD [traversées-jonction double, autrement dit les aiguillages] de Brétigny-sur-Orge préoccupaient manifestement les ingénieurs de la SNCF », ajoutent-ils. Or, le passage de Brétigny-sur-Orge « est connu des services techniques de la SNCF comme une zone à risque et de ce fait classée en zone d’évolution rapide nécessitant le traitement rapide des anomalies ».

Autant de particularités locales négligées par l’entreprise de transport public. Pour les experts, cela « aurait logiquement dû conduire la SNCF à une surveillance accrue, et surtout adaptée ».

« RUINE LATENTE »

Le défaut de maintenance apparaît donc évident et a conduit à l’accident, selon MM. Dubernard et Henquenet. Ils expliquent que l’accumulation de négligences a fini par fragiliser une structure extrêmement sollicitée par le passage des trains « pour aboutir à une situation de ruine latente de l’ensemble » .

D’autres endroits de la voie présentaient des dégradations avancées. La maintenance est ainsi mise en cause à la fois dans son cadre et dans son application, les principes qui encadrent son organisation étant, selon le rapport, « volumineux, surabondants, parfois inadaptés, voire contradictoires, donc contre-productifs ».

Atténuant la responsabilité des agents de contrôle, les experts soulignent que les règles de leur travail « sont de toute évidence impossibles à assimiler complètement, et de ce fait à mettre en œuvre sur le terrain de façon cohérente ».

La formation des agents techniques serait par conséquent inadaptée :

« Le personnel SNCF chargé de la mise en œuvre de la maintenance des voies et appareils devrait être choisi tout d’abord selon des critères de solide formation à la construction mécanique et, de surcroît, avoir reçu une formation spécialisée approfondie. Le risque de non-signalement de faits impactant la sécurité, dans une routine de travail est bien réel : la dérive s’installe progressivement, et le personnel en vient à perdre toute capacité d’initiative ou de jugement en se retranchant derrière les référentiels procédures et autres normes. »

UN RÉSEAU « EXTRÊMEMENT DÉGRADÉ », SELON CUVILLIER

« De nombreuses observations faites au cours des tournées de surveillance se sont trouvées reportées d’une opération à l’autre, pour finir parfois par disparaître sans pour autant qu’on ait eu la certitde qu’elles aient été traîtées », écrivent les deux spécialistes, qui ont eu accès aux comptes rendus de maintenance de ces dernières années ainsi qu’aux auditions des personnels concernés.

Le secrétaire d’Etat aux transports, Frédéric Cuvillier, a reconnu lundi sur France Inter la situation « extrêmement dégradée » du réseau ferré français. Tout en appelant à « laisser la procédure judiciaire se tenir à son rythme », le ministre a indiqué que depuis l’accident de Brétigny, un  « plan Vigirail » avait « amené à vérifier l’ensemble du réseau, cinq mille aiguillages et cent mille éclisses ».

RFF ET LA SNCF CONTESTENT

Dans un communiqué diffusé dimanche soir, le RFF et la SNCF ont déclaré pour leur part qu’ils « contestaient formellement tout état de délabrement du réseau, à Brétigny comme ailleurs » :

« Les deux rapports remis à la justice, et dont SNCF et RFF ont pris connaissance d’extraits par voie de presse, ne sont pas en leur possession. La plus grande prudence s’impose dans leur interprétation. Certains éléments rapportés d’une des expertises paraissent hors de proportion et hors de fondements techniques. Le réseau ferroviaire français fait l’objet d’une maintenance de très haut niveau et d’une surveillance constante qui exclut l’expression outrancière “d’état de délabrement jamais vu” ».

Deux enquêtes ont été menées parallèlement à l’enquête judiciaire : l’une interne, conduite par la SNCF et le gestionnaire d’infrastructure RFF, l’autre technique, par le Bureau d’enquête sur les accidents de transport terrestre (BEA-TT), dont un rapport d’étape avait été publié en janvier.

Ce dernier mettait déjà en cause les règles de maintenance en vigueur à la SNCF et rappelait qu’une éclisse à quatre boulons avait fini par ne tenir que par un boulon et avait pivoté, provoquant le déraillement du train.

Lire aussi : Brétigny : la maintenance pointée du doigt

LA QUALITÉ DES CONTRÔLES EN CAUSE

Les premières auditions recueillies par les enquêteurs judiciaires avaient également permis d’en savoir un peu plus sur les procédures de maintenance du réseau ferré français. La voie et l’aiguillage litigieux avaient bien fait l’objet de vérifications, le 4 juillet 2013, soit huit jours avant l’accident.

Ce jour-là, un « dirigeant de proximité voies » — salarié de la SNCF chargé de la maintenance des voies — avait effectué une tournée qui l’a conduit du quai de la gare de Brétigny-sur-Orge jusqu’à la gare de Saint-Michel-sur-Orge, soit à peu près quatre kilomètres parcourus pendant six heures de travail. Il a effectué cette tournée seul.

Aux policiers de la direction régionale de la police judiciaire de Versailles qui l’ont entendu le 18 juillet 2013, il avait détaillé sa mission :

« L’inspection se fait à l’aller et au retour. Il s’agit de se positionner entre deux voies et de les inspecter et au retour de faire de même avec les deux voies suivantes. »

Ces constatations visuelles permettent notamment de vérifier l’existence ou l’évolution de fissures sur les rails, le nivellement des voies, l’état des traverses qui supportent le rail ou encore les attaches qui maintiennent les rails sur les traverses.

Lors de cette visite, l’agent de la SNCF n’avait rien remarqué d’anormal au niveau de la l’aiguillage où l’éclisse — une pièce métallique qui relie deux rails — serait venue basculer provoquant le déraillement.

« Si une tête de vis manquait, je l’aurais remarqué. En ce qui concerne les boulons qui maintiennent les éclisses, je n’ai rien remarqué d’anormal. Il me semble qu’il ne manquait aucun boulon. S’il manquait plus de deux boulons, je l’aurais signalé pour qu’ils soient remis. Cela n’a pas été le cas. »

Pour le reste, « il n’y avait rien de critique ou d’urgent », avait-il déclaré aux enquêteurs.

L’un des responsables de la maintenance de la ligne avait lui aussi détaillé les règles encadrant les « tournées de maintenance », qui constituent l’une des trois grandes catégories de vérifications.

« Il s’agit en général d’une tournée de plus ou moins dix kilomètres, qui s’effectue à pied à une vitesse moyenne de 3 km/h. Le planning de ces visites est validé par le pôle technique à l’avance et il est fait en fonction d’un référentiel national. Les agents marchent le long des voies pour contrôler s’il n’y a pas d’objets pouvant entraîner un dysfonctionnement ou s’il n’y a pas d’anomalies sur les rails. Pour ce qui est des aiguillages, c’est une fois encore un contrôle visuel. »

Il ne s’agit donc pas d’investigations poussées. Parfois même, les méthodes peuven paraître rudimentaires. Ainsi, l’un des responsables a-t-il expliqué au sujet des aiguillages que les agents peuvent également contrôler le système en donnant un coup de pied pour voir si les boulons sont bien vissés.

 Simon Piel
Journaliste au Monde (.fr)

 

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