Article trouvé ce matin suite au droit de retrait des conducteurs sur le RER B

Sources :http://www.jidv.com/njidv/index.php/jidv01/58-jidv01/265-laccident-de-personne-a-la-sncf
Au début , en colère contre ce principe de « grève inopinée » , je suis tombé sur cet article , et me dit que finalement ,
même si la méthode n’est pas la bonne , il conviendrait d’ informer le grand public de ce problème , car les voyageurs , c’est nous!

L’accident de personne à la SNCF*

  
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JIDV 1 (Tome 1, numéro 1 – Octobre 2002)

Auteur

Docteur en Médecine, RHM -SNCF PARIS Montparnasse – Mémoire de Diplôme Universitaire de Victimologie, Département de Droit médical et de Médecine légale, Université de Paris 5, France.

Résumé

« L’accident de personne » (ou suicide sur les voies de chemins de fer) est l’un de ces « hasards malheureux », évènement brutal, imprévisible et inévitable qui risque de provoquer chez celui qui y est confronté un stress post-traumatique aux multiples conséquences, tant pour l’agent que pour l’entreprise et ses usagers. C’est la raison pour laquelle la SNCF a entrepris la mise en oeuvre d’une politique très complète de la prévention, de suivi et d’accompagnement médico-psychologique des agents.

Mots-clés

Catastrophe – Psychotraumatisme – Urgence – Accidents – Dispositifs – Secours

Historique – rappel des faits

E

n novembre 1993 à 6h 39, un train de voyageurs TOULOUSE-MARSEILLE « heurte », sur un passage à niveau un homme, qui, très sérieusement blessé, devra être amputé d’un bras. Un an auparavant, le même conducteur avait décapité un jeune homme qui avait choisi de mettre fin à ses jours en se précipitant sous son train.

Après un arrêt à MONTPELLIER, le train TOULOUSE-MARSEILLE repart, et, à 9h 53, soit 3heures 20 après l’accident précédemment cité, s’engage à près de 160 km/h sur une portion de voie limitée à 60 km/h pour cause de travaux, après avoir pourtant « vigilé » les signaux de ralentissement. La locomotive, ainsi que neuf voitures du train quittent les rails entraînant des dégats importants aux voies et aux caténaires. Trente trois blessés, heureusement légers, furent décomptés parmi les 160 voyageurs ou agents de service.

Que s’est-il passé ?

Un moment d’absence chez le conducteur provoqué par le « flash » de l’accident qui venait de se produire et simultanément le « réveil » des images d’un accident survenu un an plus tôt, enfouies dans la mémoire, ont provoqué « l’inattendu » et enclenché cette chaîne d’évènements. Dans les deux cas, il s’agissait d’un « accident de personne », évènement grave dans la vie d’un conducteur, et générateur d’impression et d’images souvent insoutenables.

L’« accident de personne » est l’un de ces « hasards malheureux » , événement brutal, imprévisible et inévitable qui risque de provoquer chez celui qui y est confronté un stress post-traumatique aux multiples conséquences, tant pour l’agent que pour l’entreprise et ses usagers. C’est la raison pour laquelle la SNCF a entrepris, depuis quelques années, en particulier depuis cet accident, la mise en oeuvre d’une politique très complète de prévention, de suivi et d’accompagnement médico-psychologique des agents.

L’intensité de l’effort engagé par la SNCF est à la mesure de l’ampleur du phénomène, puisque l’on considère aujourd’hui que près de deux conducteurs sur trois seront confrontés dans leur carrière à un accident de personne, c’est-à-dire pour parler plus directement, causeront la mort d’un individu dans l’exercice de leur profession.

Chaque année, plus de cinq cents accidents de personne se produisent sur le réseau ferroviaire. La plupart de ceux-ci entraînent le décès de la victime. Jusqu’à ces dernières années, on s’était peu préoccupé des conséquences de ces accidents sur l’équilibre psychologique des agents de conduite qui s’y trouvaient impliqués.

Le métier de conducteur

Le facteur technique

Il ne s’agit pas de présenter ici l’ensemble des caractéristiques de ce métier difficile, à la fois très technique et très humain, dont les intéressés tirent une légitime fierté, mais d’insister sur celles qui entrent en jeu lorsque survient un accident de personne. Du fait de l’évolution de la technologie ferroviaire, le métier de conducteur ne ressemble plus à celui, qui, grâce au roman et au cinéma est entré dans la légende. Chacun d’entre nous conserve présent à l’esprit le personnage campé au cinéma par Jean Gabin, dans le film de Jean Renoir, « La Bête Humaine » tiré du roman d’Emile Zola.

Les « Chevaliers du Chaudron », décrits par Henri Vincenot ne hantent plus les « dépôts » et leurs rotondes enfumées. Mais le métier de conducteur reste très difficile, exigeant de ceux qui l’exercent de multiples aptitudes et de grandes qualités physiques, intellectuelles et psychiques. Avant d’aborder les conditions dans lesquelles se produit l’accident, on étudiera les facteurs techniques et humains qui entrent en jeu.

La technologie ferroviaire repose sur un principe simple : le déplacement d’une roue d’acier sur un rail d’acier, réduit au maximum la résistance au frottement et la perte d’adhérence. Cette caractéristique explique l’intérêt du transport sur voie ferrée : il autorise le déplacement de masses considérables à des vitesses très élevées. A titre d’exemple, une unité multiple TGV pèse près de 900 T et se déplace sur voie rapide à 300 km/h (513,5 km/h pour le record du monde). Un train de voyageur classique type « CORAIL » représente une masse de plus de 500 T et roule à des vitesses commerciales allant de 160 à 220 km/ h. L’application des règles de la physique des corps en mouvement et surtout la référence au simple bon sens, montrent qu’il n’est pas possible d’arrêter net une telle masse et même de l’arrêter sur de courtes distances.

C’est ainsi qu’il faut 3 km pour immobiliser, en freinage d’urgence, un TGV à 300 km/h et environ 800 m pour arrêter un train classique roulant à 160 km/h. Dans ces conditions, tout obstacle placé inopinément sur la voie ou qui se place spontanément sur celle-ci est nécessairement « heurté » (1) par la motrice sans que son conducteur ne puisse rien faire d’autre que de prendre les mesures de sauvegarde qu’on évoquera plus loin et se préparer à « encaisser » le choc.

On comprend ainsi pourquoi l’accident de personne prend ce caractère « brutal », « imprévisible » et « inévitable » susceptible de déclencher pour ces raisons, chez le conducteur, un puissant phénomène de stress.

Le facteur humain

L’agent de conduite se voit confier deux missions essentielles :

· satisfaire à l’exigence de sécurité de la circulation ferroviaire et

· assurer un haut degré de performance.

L’accomplissement de ces deux missions constitue un objectif essentiel de la gestion de l’entreprise : assurer en même temps efficacité et sécurité. Il existe une véritable « culture » de la conduite à la SNCF. En effet, la mission essentielle de la SNCF étant de faire rouler des trains, le fondement de la culture d’entreprise est la culture de la conduite des trains, celle-ci est développée, enrichie en permanence par le milieu des conducteurs et son encadrement.

Elle s’exprime par l’exercice du métier de conduite des trains. La base de ce métier est la maîtrise d’une relation subtile entre un homme et une machine (2). Dans ce domaine, l’option fondamentale arrêtée par l’entreprise est de laisser une grande place à l’homme dans la maîtrise du système homme-machine. C’est dans cette perspective qu’a été choisi, pour la conduite des trains, le développement d’automatismes d’assistance à l’acteur humain plutôt que d’automatismes de substitution à celui-ci.

Lorsque survient l’accident de personne, la part qui revient à l’homme, au conducteur, dans la gestion de la situation est prépondérante. C’est lui qui « voit », actionne le sifflet, ressent le choc, arrête le convoi, avertit le régulateur et le contrôleur, effectue les premières constatations, porte secours éventuellement et « encaisse » le choc émotionnel.

Rappelons enfin que le métier de conducteur s’exerce également dans un environnement professionnel et familial singulier. Depuis la suppression de la conduite à deux, motivée précisément par l’évolution technologique, le conducteur est un homme seul, même s’il est maintenant relié par téléphone au contrôleur et par radio au régulateur.

C’est également un homme formé à l’acquisition de gestes reflexes et, qui, dans des situations dégradées, doit conserver vis-à-vis de ces automatismes suffisamment de liberté d’appréciation pour évaluer les mesures à prendre dans chaque situation. Il lui faut, comme le disait l’un d’entre eux lors d’une enquête, « travailler avec des automatismes sans travailler par automatisme ».

Seule cette capacité de « distanciation » lui permet de réagir convenablement aux situations imprévues et à risque. Le conducteur est aussi un homme qui, du fait de contraintes du « roulement » imposant une très grande variété d’horaires de travail, de jour comme de nuit, est soumis à une vie familiale et sociale très particulière.

Cette particularité ne sera pas sans conséquences.Enfin, le conducteur appartient à un milieu professionnel à forte cohésion.

La qualité des liens existant au sein de cette profession, ce sentiment de commune appartenance à ce milieu à part, la multiplicité d’expériences vécues, les précautions psychologiques prises par l’encadrement, la présence sur les lieux de travail d’un service médical attentif propre à l’entreprise, sont autant d’éléments qui vont aider l’agent à récupérer et à déculpabiliser.

Le rôle de l’entourage professionnel est ici essentiel dans la « reconstruction » de la personnalité après l’accident. Les contraintes de ce métier complexe, sont telles que n’entre pas qui veut dans cette profession. Les normes d’aptitude physique et psychologique sont très précises, mais je ne m’y attarderai pas.

L’évènement traumatique

Il est clair que, dans tous les cas, le fait de provoquer la mort de quelqu’un, qui plus est, dans le cadre de son activité professionnelle, même si c’est de manière involontaire, et sans qu’il n’y ait aucun moyen de l’éviter, provoque nécessairement un choc psychologique grave chez l’agent de conduite. Mais les circonstances dans lesquelles se produit l’accident et la personnalité des victimes peuvent influer également sur l’intensité du stress.

Même si l’accident est inévitable, le choc psychologique ne sera pas tout à fait le même pour un conducteur qui « heurte » en pleine voie, et à pleine vitesse une personne qu’il distingue à peine (« j’ai d’abord cru voir un paquet sur la voie »), ou qu’il n’aperçoit même pas, parce qu’il fait nuit ou qu’il y a du brouillard. Les images ne seront pas les mêmes non plus s’il s’agit d’un suicide sur un quai de gare : « elle s’est jetée sous mon train, c’était une petite grand-mère, elle s’était faite belle, elle avait mis un chapeau et me regardait droit dans les yeux, je la reverrai toujours ». Le choc sera tout autre encore si le convoi trouve sur son chemin un groupe d’enfants rentrant de l’école ou un collègue cheminot.

Evoquons enfin l’accident de passage à niveau lorsqu’il met en jeu un véhicule, voiture, tracteur, poids lourd ou autocar. Le conducteur ne peut pas s’empêcher de penser aux victimes, qu’il ne voit pas, dont il ne connaît pas le nombre – toute une famille peut-être – enfermées dans leur véhicule, broyées et trainées sur quelques centaines de mètres (3) Mais il ne peut pas s’empêcher non plus de penser à sa propre mort.

Il s’agit bien là d’images dont le souvenir peut hanter toute une vie et dont « l’enfouissement » et « l’enkystement » plus ou moins conscients dans la mémoire de l’individu peuvent provoquer, à plus ou moins long terme, comme on le verra plus loin, de sérieux troubles de la personnalité et du comportement.

A l’exception des professions à haut risque ou des métiers concernés par les mesures de défense nationale ou d’ordre public, il est très rare pour un professionnel de se trouver confronté à une situation où il est lui-même l’acteur impuissant de la mort d’autrui et dans l’obligation de surmonter immédiatement le choc émotionnel qui en résulte.

En effet, quelle que soit l’intensité de celui-ci, l’agent de conduite doit « gérer » son stress, c’est-à-dire conserver son sang froid et intacts ses reflexes professionnels en gardant à l’esprit les deux préoccupations majeures de tout « cheminot » : la sécurité et la régularité.

Toutes les mesures de sécurité immédiates à prendre par le mécanicien (sifflet, freinage d’urgence, demande des secours, protection de la voie, porter secours, etc…), toutes ces mesures sont précises, complexes, impliquent un jugement sûr et une grande rapidité de décision. D’une certaine manière, elles aident, en « l’occupant », l’agent de conduite à supporter le choc émotionnel qu’il vient de subir, en l’impliquant intensément dans la gestion de l’événement.

On notera également, surtout lorsqu’il s’agit d’un accident survenu en pleine voie, que ces différentes mesures peuvent avoir à être prises dans un environnement :

· dangereux, sur un axe très chargé

· la nuit

· dans des conditions météorologiques très défavorables : pluie, neige, brouillard.

Bien entendu, tous ces éléments peuvent intervenir simultanément, aggravant encore l’ampleur du stress. N’oublions pas non plus que le mécanicien n’a pu arrêter son train que plusieurs centaines de mètres au-delà du lieu de l’accident. Il peut avoir à remonter seul, éventuellement accompagné du contrôleur (4), la voie sur une très longue distance, dans l’anxiété de l’atrocité de ce qu’il va découvrir, éventuellement se préparer à porter secours aux accidentés qui sont nécessairement dans un état très critique. L’arrivée, sur les lieux, des secours, des autorités de police, de gendarmerie ou judiciaires est de nature à conforter l’agent, notamment en rompant son isolement. Mais cette arrivée est en même temps susceptible de provoquer un nouveau type de stress. Les rapports d’un agent, ni responsable, ni coupable avec des autorités, dont la fonction première est de constater et d’enquêter sinon de suspecter, sont nécessairement délicats.

Des précautions psychologiques doivent être prises pour éviter d’amplifier l’éventuel désarroi du mécanicien et d’intensifier son stress. La prise en compte de ce phénomène par les autorités devrait être mieux appréhendée qu’elle ne l’est encore aujourd’hui, même si d’indiscutables progrès « relationnels » peuvent être constatés. Cela dit, rien ne devant être négligé, dans ce genre de situation, il est tout à fait normal que la police et la justice accomplissent leur travail, travail qui est d’ailleurs bien compris par les agents de SNCF. A cet égard, il est significatif que les agents de conduite, alors que cela pourrait paraître à leurs yeux comme une manifestation de défiance à leur égard, se soumettent toujours sans difficulté à l’alcootest. Il s’agit beaucoup plus d’un problème de forme que de fond.

Approche medico-psychologique du problème

Le traumatisme, défini comme un «événement brutal, soudain, inattendu, vécu avec un sentiment de terreur et d’impuissance absolue » (Professeur THOMAS, Psychiatre à l’Hôpital Saint-Antoine) s’applique indiscutablement à l’agent de conduite confronté à l’accident de personne.

Le caractère principal de cet événément est de placer le sujet « face à la mort », celle d’autrui dans des circonstances d’extrême brutalité, d’imparabilité créant ainsi une rupture avec le cours attendu des choses. « Je ne sais quelle sera ma réaction quand cela m’arrivera : suicide ou accident, ce qui doit être terrible, c’est de se dire qu’avant, je vois un être vivant, qu’après, il n’y a plus rien, c’est assister à ce passage que je redoute. » telles sont les paroles mêmes d’un mécanicien qui n’a pas encore été confronté à ce « hasard malheureux ».

Le mécanicien se trouve « impliqué indirectement » car c’est un autre qui a été tué sous ses yeux par son train. L’affect mobilisé est alors la culpabilité. Le traumatisme provoqué constitue une « effraction psychique », une « brèche » dans l’organisation psychologique du sujet.

Pour ce sujet, il y a un « avant », il y aura un « après », c’est une blessure psychique qu’il faut cicatriser. Il y a plusieurs étapes dans la réaction à un « événement traumatique ».

Réaction immédiate

« Le Moi est submergé par une excitation en excès qui déborde ses défenses, il y a « effroi et incompréhension » dira FREUD.

La réaction peut être un état de sidération anxieuse ou au contraire d’agitation anxieuse. C’est donc la période des réactions émotionnelles avec son cortège de manifestations neurovégétatives diverses : sueurs, tremblements, pâleur, tachychardie. « Ces manifestations laissent en général intacts les automatismes de survie, soumission aux ordres, aux prescriptions, exécution des gestes de métier » (Dr. Christiane de BEAUREPAIRE).

On peut aussi observer « l’absence d’affect » ce qui ne préjuge en rien les suites du traumatisme, à court ou plus long terme.

Ensuite, peut se situer une période dite de « latence » silencieuse, muette que CHARCOT appelait le temps de « méditation » ou de « contemplation », plus ou moins longue selon les individus et qui dépend de la vitesse de chacun à mettre en place un nouveau système de défense psychologique.

Peuvent apparaître quelques troubles du comportement : repli sur soi, troubles du caractère, conduites paradoxales, etc…

Dans cette période « post traumatique » peuvent aussi apparaître de graves perturbations psychologiques.

En effet, une telle rupture de l’équilibre psychique destabilisatrice peut entrainer :

· un syndrome de répétition traumatique avec troubles du sommeil : cauchemars de réviviscence, réveils intempestifs, insomnie d’endormissement ;

· avec aussi répétition à l’état de veille, inhibition, réaction de sursaut, anxiété paroxystique.

A côté de ce syndrome de répétition, peut s’installer tout un cortège de troubles plus ou moins importants : états stuporeux, états dépressifs allant du simple sentiment « d’avenir bouché » de dévalorisation, de perte de confiance jusqu’au désir suicidaire ; états d’agitation du simple accès maniaque à la grande crise névropathique.

Toutes ces perturbations peuvent durer de 1 à 3 mois et entraîner une altération du fonctionnement social et professionnel.

Si les troubles persistent, s’installent dans la chronicité, ils conduisent au PTSD.

L’événement traumatique en cause défini comme stressant, imprévisible, inimaginable, désorganise l’histoire du sujet : « il y a rupture de la chaîne signifiante ». « Le sujet, tel un disque rayé, se répète désormais inlassablement ; on ne peut parler de phobies mais de comportements phobiques ou mieux d’évitement » (Dr. LOPEZ). L’événement est plus qu’« enfoui », il s’est enkysté.

Le diagnostic de « stress post traumatique » ou de « PTSD » selon la terminologie américaine reste encore un diagnostic très sous-évalué. Depuis les années 1980, des recherches sur le plan thérapeutique ont montré combien une prise en charge rapide au plus près possible de l’événement, pouvait éviter le passage à cette véritable névrose traumatique. Les techniques comportementales et cognitives, habituellement utilisées dans la gestion de l’angoisse, semblent ici particulièrement adaptées.

Après avoir fait un rapide rappel de la clinique du traumatisme psychique et du PTSD en général, il nous faut analyser maintenant le ressenti de l’ADC confronté précisément à ce « traumatisme psychique » qu’est l’accident de personne et faire ressortir ses besoins fondamentaux.

L’agent de conduite, confronté à un accident de personne, se trouve engagé lui-même dans un processus de « victimation ». En effet, il se trouve placé dans la situation décrite par les spécialistes de victimologie clinique : « personne qui reconnaît avoir été atteinte dans son intégrité personnelle, par un agent causal externe ayant entraîné un dommage évident » (5).

Cette intégrité personnelle doit être envisagée du triple point de vue physique, psychique et moral. Il s’agit de l’apport le plus récent de la victimologie moderne qui appréhende l’homme dans sa totalité.

Notre agent de conduite confronté à un accident de personne est en quelque sorte une VICTIME de VICTIME.

Au moment de l’accident

L’ADC se trouve dans une situation complexe à multiples paramètres : actions sécuritaires d’abord, information du régulateur, des secours, de la police, confrontation éventuelle à la victime, confrontation aux voyageurs, préoccupations autour de la circulation du train et de l’endommagement éventuel du matériel. Tous ces gestes-réflexes retardent en général les réactions somatiques d’angoisse (tremblement du corps, tachycardie, etc…). Cette remarque est importante malgré le choc produit, malgré cette brèche psychologique, le mécanicien reste « sujet actif ».

Notre « victime » se trouve cependant envahie par des sentiments de plusieurs ordres, qui selon l’individu relèvent de :

· la stupeur :
«Il s’est jeté sous mon train »
« il a surgi d’un bosquet
».

· L’impuissance, car, entre la perception visuelle ou simplement le choc de la victime et l’arrêt du train, émerge un sentiment très violent d’impuissance face à l’inévitable.

· la peur liée à la rencontre de la victime. Entre la descente de machine et la rencontre de la victime, l’agent de conduite est tourmenté par des images mentales, « voir l’insoutenable » : corps déchiqueté, bras sectionné, tronc éclaté : « nous ne trouvions pas la tête, nous l’avons retrouvée à 100 m ».La peur aussi quand la personne heurtée n’est qu’accidentée, gémit, crie au secours et que l’ADC est impuissant.La peur enfin, liée à l’éventualité de leur propre mort au moment du choc avec un véhicule en particulier dans les accidents de passage à niveau.

· La colère peut l’envahir aussi devant l’imprudence, l’inconscience de « gens qui traversent n’importe où » ou à l’égard des voyageurs impatients de repartir et qui parfois s’engagent sur la voie malgré les recommandations d’usage, et ceux qui se comportent en voyeurs morbides ou « mateurs » de sang.

· la rupture du lien social, l’isolement sont souvent évoqués dans le vécu d’un accident par le mécanicien qui ressent comme un soulagement l’arrivée des secours, la venue rapide d’un collègue cheminot, le besoin de parler à quelqu’un du métier qui « comprendra que j’ai fait tout ce qui m’était possible de faire » car tout de suite l’envahit alors l’inévitable sentiment de culpabilité : « Pourquoi moi ? », « Je me suis dit… voilà, j’ai tué quelqu’un ».

Ce sentiment peut être réduit ou amplifié, on l’a vu précédemment, dans la procédure judiciaire : modalités de l’enquête, alcootest, prise d’informations vécues comme un interrogatoire, qui chez certains peuvent susciter le sentiment d’être un suspect.

Autour de ce moment crucial, la gestion de la crise immédiate fait apparaître un nombre de données qui régulent l’intensité de l’impact émotionnel.

· Le geste qui sauve : l’obligation d’agir pour la sécurité met entre parenthèses les sentiments de l’ADC. Il s’agit là d’une phase structurante par rapport au moment d’impuissance où il était plongé quelques secondes auparavant.

· L’intensité émotionnelle est modulée par la prise en considération de caractéristiques propres à la nature de l’accident

– accident avec ou sans imprudence

– suicide : la détermination de cet acte de désespoir est évident, le choix de ce mode de suppression de soi « rassure » le mécanicien.

– caractéristiques propres à l’identité de la victime : enfants, adolescents, adultes, personnes âgées.

Des différents entretiens avec les uns et avec les autres se dégagent des lignes de force qui sont à comprendre comme autant de besoins fondamentaux.

besoin de sécurité et de retrouver un lieu à soi

« Je n’avais qu’une hâte… rentrer chez moi… »

besoin de réassurance et de soutien

Par rapport aux réactions physiques et psychologiques, le besoin de réconfort moral est souvent apporté par le médecin et surtout son médecin d’établissement qui mieux que tout autre médecin, comprend le comment et le pourquoi de ce choc psychologique.

besoin d’expression et d’écoute

Il s’agit tout d’abord de la capacité de l’agent à verbaliser précocement et à mettre des mots sur l’expérience émotionnelle qu’il vient de vivre. La « verbalisation » constitue la première étape d’un travail psychique. Faut-il encore que cet agent ait la possibilité de la faire.

besoin de réintégration rapide et de restauration

Après ce choc, l’agent a besoin :

· de « restauration » : « ce qui compte le plus… c’est de pouvoir vivre… faire des choses qu’on aime… » ;

· de revalorisation ;

· de réintégrer la communauté humaine d’où il a été « expulsé » par cet événement traumatique aigu.

Cette réintégration professionnelle est déterminante pour l’évolution naturelle du sujet : « J’ai eu besoin de reprendre vite pour savoir si je pouvais encore conduire »…..« Y a que le conducteur qui peut savoir s’il peut continuer ou pas, mais ça fait du bien qu’on lui demande. »

Ce besoin d’« appartenance » à une collectivité d’amis, de collègues qui comprennent et même, qui ont connu une situation identique, va rompre l’isolement : « On est tellement seul que ça fait du bien de retrouver des collègues qui ont vécu ça aussi… »….« On en parle souvent avec les collègues, ça nous arrivera à tous… ».

Lors de la « reprise », c’est souvent l’appréhension réactivée par le passage sur le lieu de l’accident associé à des images mentales qui le hantent. « Le plus dur, c’est quand on voit la chaux, ils auraient quand même pu l’enlever ! »

En effet, le mécanicien reprend « son » roulement, « son » train et inévitablement va repasser sur les lieux du choc. Il va « revivre » son accident, tout le lui rappelle : le facteur horaire « ça m’est arrivé au petit matin et chaque fois que je passe à cette heure-là… je pense à ce qui est arrivé », le temps, les postures et les mouvements des voyageurs sur les quais « maintenant quand j’en vois un qui s’approche ou qui se penche, je me dis : ça y est, c’est bon ! ».

Il y repense de manière souvent incontrôlée, imprévisible. « A certains moments, je me remets à y penser… et je sais pas pourquoi… »

Il est important de garder à l’esprit que les réactions à court et long termes ne sont pas prédictibles : « nous devons aller au-delà de la première bonne impression. Des suites apparemment favorables ne doivent pas endormir notre vigilance ». (Dr NGUYEN-KHOA, médecin d’établissemnet EMT-Paris-Atlantique)

Cette période peut être « muette » car les gens de la traction évoquent rarement après coup ce qui leur est arrivé. : « J’aime pas en parler, c’est pas des trophées de chasse ».

Ils en parlent entre eux. Ils évoquent cet événement, souvent de manière brutale et imagée ; pour eux, cela joue une fonction exutoire « conjuratoire » mais ce partage d’expérience porte essentiellement sur l’échange technique et réglementaire, et peu sur le partage du vécu psychologique, principalement en raison d’une culture ambiante qui impose « d’être fort » et de ne pas montrer qu’on peut craquer…

La prise en charge de ce traumatisme à la SNCF

Chaque année se produisent de l’ordre de 500 collisions entre les trains et des personnes ou des véhicules pénétrant sur les voies. Il s’agit en majorité de suicides (70 %) mais aussi de traversées inopinées ou d’engagements sur la voie et plus rarement d’accidents de passage à niveau.

Une analyse de la situation montre :

· des zones sensibles : zone sur lignes à forte circulation, à vitesse élevée, zones urbanisées, banlieue parisienne entre autres.

· des périodes de l’année classées plus « à risque » que d’autres, en particulier pour les suicides ; les fêtes de fin d’année, les périodes de vacances correspondant à des moments où la solitude devient plus insupportable chez le désespéré ; le candidat au suicide choisit alors le rail, trouvant là le moyen le plus sûr d’en finir une fois pour toutes.

En octobre 1993, on l’a vu, un groupe de travail national a été mis en place par l’entreprise pour réfléchir aux conséquences de ces types d’accidents sur les conducteurs et aux moyens permettant de les aider à gérer cette situation, l’objectif étant de proposer des mesures concourant à maintenir l’équilibre global des conducteurs tant pour leur bien-être que pour leur motivation professionnelle, et leur rôle du point de vue de la sécurité. A l’issue de ces réflexions, différentes mesures ont été prises.

Une consigne générale a été élaborée :

· Relève systématiquement proposée à l’ADC. Si celle-ci n’est pas acceptée, l’ADC doit être accompagné par un dirigeant traction. Si ni la relève ni l’accompagnement ne sont possibles, l’ADC peut repartir sans dépasser 70 km/h jusqu’au point le plus proche où la décision prise pourra être appliquée.

· Le repos hors résidence sera évité.

· L’ADC sera reçu systématiquement par la hiérarchie à son retour au dépôt et une déclaration de choc psychologique en AT sera systématiquement enregistrée.

Il s’agit là d’un grand pas en avant, il y a reconnaisance de cet accident en accident de travail.

Le médecin d’établissement, compte tenu de sa connaissance approfondie de la technologie ferroviaire et du milieu professionnel dans lequel évoluent les agents, peut, plus que tout autre médecin, identifier les traits pertinents de l’événement traumatique, non seulement les faits, mais ce qui concerne les circonstances, la personnalité de la victime, la situation professionnelle et personnelle de l’agent et peut ainsi mieux en appréhender la signification pour celui-ci.

· L’importance de la 1ère consultation

Le médecin d’établissement prend en charge l’agent dès sa première consultation au plus près du traumatisme (en moyenne dans les 24 heures qui suivent). Cette précocité de prise en charge est très importante pour l’agent qui doit trouver un accueil chaleureux et empathique où se crée une relation de confiance.

C’est un véritable accidenté, une « victime » confrontée, par un acte brutal et soudain, à la mort que le médecin reçoit. C’est une victime qui éprouve dans ce cas précis, inévitablement un sentiment de « culpabilité directe »(6).

De plus, c’est son environnement professionnel qui met l’agent dans une situation à risque. On se situe là alors dans le champ de responsabilité de l’entreprise. Celle-ci a en effet, bien involontairement, placé l’agent dans une situation qui peut génèrer un risque pour sa santé. Au cours de cette première consultation, l’écoute est essentielle, le besoin de « verbaliser » les faits, de les relater en détail dans leur totalité ; le médecin cerne les réactions aiguës émotionnelles et cognitives et pourra adapter le suivi nécessaire.

Le besoin d’expression et d’écoute, de réassurance par rapport aux réactions physiques et psychologiques doit être satisfait : « ça m’a soulagé que mon médecin me dise que c’était normal que j’ai peur ».

C’est aussi à ce moment-là que l’on donne au patient, grâce à une explication simple et dénuée de jugement négatif sur son état, l’assurance de pouvoir s’en sortir. Cet entretien, c’est l’abréaction précoce, sorte de « debriefing ». Il faut « crever l’abcès ». Il faut que « ça sorte ». Cet accident de travail enregistré sous le terme de « choc psychologique » peut, selon les cas, donner lieu à un arrêt de travail voire à un traitement léger, ou même un suivi psychothérapique. Il faut alors bien informer l’agent de conduite traumatisé de la thérapie envisagée et de son déroulement.

C’est le moment délicat pour le médecin qui doit alors se prononcer sur le maintien à la conduite sans arrêt, sans restriction, ou sur l’arrêt de travail et sa durée. C’est une question de confiance mutuelle mais aussi des contacts excellents indispensables avec une hiérarchie-traction compréhensive.

Cet exercice est extrèmement délicat. Il implique que s’établisse entre le médecin et l’agent de conduite une relation de très grande confiance mutuelle.

En effet, dans la majorité des cas, les conducteurs, du fait de la solidité de leur caractère et de leur grande conscience professionnelle, mais aussi par fierté, ont tendance à se dissimuler à eux-mêmes, ainsi qu’aux autres, au médecin notamment, la réalité de leurs troubles psychologiques.

En fait, ils ont, bel et bien subi une blessure, même si celle-ci est une blessure psychique, sans matérialité apparente. C’est au médecin de « jauger » la profondeur réelle du traumatisme.

Dans la plupart des cas, le médecin n’aura pas besoin de prescrire un arrêt de travail. Mais si toutefois la nécessité d’une telle prescription se fait jour, il lui faudra, et c’est une deuxième difficulté, en apprécier la durée.

Un arrêt trop court pourrait apparaître comme insuffisamment réparateur, et éventuellement faire courir des risques tant à l’agent qu’à l’entreprise et à ses usagers (cf. BAILLARGUES) ; à l’inverse, un arrêt trop long pourrait accroître le sentiment de culpabilité et de dévalorisation de l’agent.

Pour cela, le « besoin de se reconfirmer dans ses compétences à conduire » est essentiel. On retrouve ici la problèmatique de l’appréhension de la reprise, avec l’inquiètude que sans confrontation rapide au rail, l’appréhension risque de s’amplifier : « j’ai eu besoin de reprendre vite pour savoir si je pouvais encore conduire »… « c’est comme à cheval après un accident, il faut remonter tout de suite….. ». Mais, ce n’est pas un cheval … et dans la tête du médecin se battent en duel le « besoin réparateur de l’agent de conduite » et « l’attitude sécuritaire de l’entreprise ».

Ensuite, la procédure suivante est toujours respectée, qu’il y ait arrêt de travail ou qu’il n’y ait pas d’arrêt de travail : le CTT accompagne le mécanicien le premier jour de la « re-conduite ». Cette journée à deux est importante dans le besoin de confiance en soi de réintégration, de revalorisation.

Notons toutefois que si l’ADC a consulté un médecin extérieur à la SNCF, il sera, avant toute conduite, amené à consulter son médecin d’établissement qui sera seul habilité à juger de l’aptitude ou non à la conduite comme nous le mentionnons ci-dessus.

· Le suivi médical ultérieur

Il est, à mon avis, indispensable de revoir la victime à court terme et à moyen terme pour juger des réactions différées, voire prolongées, décrites au chapître clinique des troubles psychologiques.

Si un suivi psychothérapique s’avère nécessaire, il est assuré par des médecins psychiatres ayant en charge les consultations de psychiatrie. Les rapports avec les médecins d’établissement assurent une continuité efficace et rassurent, si besoin est, le conducteur.

C’est volontairement que nous n’évoquerons pas le suivi « à long terme » car pour tout médecin d’établissement ayant en charge un dépôt à la SNCF, ce suivi s’inscrit tout naturellement lors de la visite annuelle dite de SECURITE. Celle-ci sera l’occasion d’un dialogue net mais discret, l’occasion aussi de faire le point, d’apprécier les troubles éventuels.

Cette « discrétion efficace » a pour but d’éviter toute survictimation, tout sentiment de reviviscence inutile.

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Pour conclure, rappelons qu’il suffit qu’un seul conducteur soit « flashé » pendant quelques dizièmes de seconde par l’image insoutenable d’un accident vécu auparavant pour que survienne le risque d’un grave accident ferroviaire.

Heureusement, ce risque est malgré tout limité par les conditions de recrutement, de formation des conducteurs et notamment par leur exceptionnel professionnalisme, mais aussi par la présence d’automates à bord capables de relayer le mécanicien si nécessaire.

La stratégie très complète, en cours de mise en oeuvre à la SNCF, en particulier par l’intermédiaire de son service médical, vise à réduire encore plus ces éléments de risque en prenant en compte, aujourd’hui avec beaucoup d’attention, le facteur humain.

· avant l’accident par la formation et la préparation psychologique

Aujourd’hui, les conducteurs sont préparés au cours de leur formation à affronter ce type de situation, sans que cette anticipation particulière ne devienne pour autant une obsession susceptible de faire naître un état d’anxièté permanente.

· au moment de l’accident, en recherchant la rupture aussi rapide que possible de l’isolement du conducteur. La solitude étant un autre des caractères propres au métier de conducteur. Premier témoin d’un drame dont l’atrocité destabiliserait les plus aguerris, celui-ci doit être promptement « entouré » et soutenu moralement.

C’est le sens des mesures prises par l’encadrement dès qu’il est alerté et des directives et conseils donnés aux différentes autorités appelées à intervenir pour assister le conducteur en évitant tout comportement de nature à amplifier le sentiment de culpabilité inévitablement ressenti dans ce genre de situation.

· après l’accident par la prise en charge médico-psychologique de l’agent. Il s’agit là, tout en respectant la personnalité de celui-ci, en particulier sa liberté de choix du médecin traitant, de faciliter la « reconstruction » psychologique du sujet, à la fois dans son propre intérêt mais aussi dans celui de la sécurité du service.

Un autre aspect, très important, même s’il a l’apparence d’une disposition réglementaire et administrative, de nature à éviter le risque de dévalorisation ou de perte de confiance qui risque d’affecter l’agent de conduite à la suite d’un accident de personne, est la reconnaissance de celui-ci, comme accident de travail.

Cet élément est capital car il favorise, dans l’esprit du conducteur, la transformation d’un « hasard malheureux » en risque professionnel.

Il s’agit là d’un puissant moyen pour effacer le sentiment de dévalorisation professionnelle et de culpabilisation personnelle qui envahit le conducteur en lui faisant prendre conscience qu’il est lui aussi victime : « victime de victime » : il a aussi droit à la réparation, même si cette réparation est purement psychologique. Elle est en fait esssentielle.

La prise en compte de l’existence de ce processus « victimaire » de la confrontation de l’agent de conduite à l’accident de personne et le développement de ce nouveau domaine de la pratique médicale au sein de la SNCF s’inscrit dans le contexte plus général de victimation que les agents de la SNCF doivent de plus en plus fréquemment affronter dans l’exercice de leurs fonctions, en particulier du fait de la multiplication des agressions. Ce développement se situe lui-même dans un mouvement plus large qui, affectant l’ensemble de la société, fait de chacun d’entre nous, dans ce monde difficile et parfois destructeur dans lequel nous vivons, une victime en sursis.

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