Cheminots: pourquoi tant de grève ?

 
Gare Saint Lazare, à Paris, lors d’une action contre le loi travail, le 18 mai. Photo Pierre Gautheron

En arrêt de travail depuis ce mardi soir, les conducteurs de train tentent d’inscrire leurs acquis dans la convention collective en discussion avant l’ouverture à la concurrence.

C’était dans le train Coulommiers-Paris, mardi matin. Le conducteur est un jovial, connu des habitués. Au micro, il anime les rames : «Aujourd’hui, nous souhaitons bonne fête à tous les Didier et un bon anniversaire à ceux qui sont nés aujourd’hui, le même jour que François Feldman, Alexandre Debanne et Rubens Barrichello.» Il poursuit l’éphéméride, les gens sourient. Puis il annonce la douloureuse : «Voici les trains pour le retour, ce soir.» Il égrène les horaires, un train sur deux, et le dernier à 22 h 16. Les gens notent. «Malheureusement», la grogne va continuer, dit-il sur un ton plus grave. Il bafouille : pas de bousculade en sortant s’il vous plaît, respectez votre voisin et il vous respectera, etc. Gare de l’Est, il se tient à la portière de la motrice, des passagères viennent rigoler avec lui. Objectif «paix sociale» atteint.

Tous les trajets – quand il y a des trains – ne se passent pas aussi bien. Les usagers râlent, postent des photos d’eux entassés et assis par terre, entre les sièges. Le mouvement se poursuit, à l’appel des syndicats CGT et SUD. Le premier appelle au débrayage tous les mercredis et jeudis, le second pousse à la grève tous les jours jusqu’au 11 juillet, lendemain de la finale de l’Euro 2016. Quant à la CFDT et Unsa, ils ont posé un préavis pour le 31 mai – auquel vient de se raccrocher la CGT. Une date pas choisie au hasard. Les négociations entre le patronat du rail et les représentants syndicaux sont dans leur phase finale. Des discussions tendues qui aboutiront à une refondation du secteur ferroviaire. «Nous sommes en train de faire quelque chose qui ne s’est jamais fait en France», expliquait Guillaume Pepy en avril. Au programme : la refonte de l’organisation du temps de travail de jour comme de nuit, le nombre de jours de repos, les amplitudes horaires… Tout est remis à plat. Retour sur les raisons d’un chamboulement.

La concurrence, trouble-fête social ?

Comme souvent, l’élément déclencheur vient de Bruxelles. Les règles communautaires imposent l’ouverture à la concurrence dans le transport ferroviaire, dans tous les pays de l’Union européenne. La France s’y est pliée : le transport du fret depuis 2003, le transport international de passagers depuis 2009. Dernière étape de cette libéralisation, le transport ferré national : en 2020 pour les TGV et en 2023 pour les trains express régionaux (TER) et les TET (ex-Intercités). Bien que des dérogations prévoient dans certains cas de repousser l’échéance, les Français pourront emprunter des trains autres que ceux de la SNCF à partir de ces dates.

Mais cette concurrence qui s’annonce se heurte à un obstacle : il n’y a pas de réglementation sociale unifiée pour le transport ferroviaire en France. Depuis 1940, le temps de travail au sein de la SNCF et son organisation sont ainsi fixés par décret. Le dernier date de 1999, il définit les conditions de travail des cheminots – travail de nuit, temps de repos entre deux services, jours de repos annuels, temps maximum de conduite, astreintes, etc. – appliquées aujourd’hui au sein du groupe public.

Ce document, le RH0077, fait figure de bible pour les syndicats, une somme d’acquis sociaux obtenus après des années de lutte et de négociations. Or, ce RH0077 va bientôt passer à la déchiqueteuse. Remplacé par quoi ? C’est tout le débat.

Que contiennent les projets qui fâchent ?

Trois textes sont en préparation, où chacune des parties négocie pied à pied tous les thèmes, les uns pour obtenir davantage de flexibilité, les autres pour imposer un mieux-disant social à l’ensemble de la profession. Premier texte, un décret-socle. Il fixe la réglementation, le minimum de protection que peuvent revendiquer les salariés de la branche, le maximum de ce que les employeurs peuvent leur demander. Ce décret vient corriger une aberration à la française. Alors que le fonctionnement de la SNCF, fret compris, repose sur le RH0077, les opérateurs privés de fret bénéficient d’un deuxième décret datant de 2010. Avec des distorsions de concurrence béantes. Les agents roulants SNCF jouissent de 126 jours de repos annuels (les équivalents week-end, plus les repos compensatoires propres aux conditions de travail, hors congés payés). En face, les confrères n’en ont que 104. Le décret-socle égalise tout ça : 111 jours de repos pour les sédentaires et 115 pour les roulants. Ce texte, validé par le gouvernement en février, est en cours de validation au Conseil d’Etat. Les syndicats ne se battent plus trop dessus, leur attention se porte davantage sur les deux autres, les plus sensibles.

Notamment sur la convention collective. C’est une expression nouvelle dans le lexique SNCF. Ce texte, qui s’appliquera à l’ensemble des concurrents du rail, fait partie des points d’achoppement qui expliquent la grève actuelle. Les syndicats se battent pour que cette convention soit la mieux-disante possible afin d’éviter tout dumping social. En face, l’UTP, mandaté par les opérateurs – SNCF compris – est surtout soucieuse de s’éloigner le moins possible du décret-socle et de ses règles a minima. Après des premières discussions houleuses en avril, des postures outrées, des points de convergence sont trouvés, «mais les négociations continuent», assure Didier Aubert, secrétaire général de la CFDT Cheminots. Le danger pour les syndicats est d’aboutir à une convention collective qui soit trop éloignée de l’accord d’entreprise – troisième texte en discussion sur lequel de gros désaccords demeurent aussi. Car si l’écart est trop important entre ces deux statuts, la distorsion de concurrence rendra «le futur accord d’entreprise intenable dans le temps», pointe Gilbert Garrel, secrétaire général de la CGT Cheminots.

Quelles positions défendent direction et syndicats ?

La direction de la SNCF a un objectif en tête : réduire la différence de productivité avec la concurrence – qui serait, selon elle, de 20 % – et ainsi pouvoir lutter contre les opérateurs privés. Guillaume Pepy clame que le statut de cheminots est préservé, que la grille salariale est conservée, que les facilités de circulations réservées aux familles d’agents sont maintenues. Mais qu’il faut aussi «renégocier la façon de faire les 35 heures et remettre à plat l’organisation du travail».

En l’état des discussions, la SNCF estime que l’écart de productivité serait ramené à 9 % grâce à la convention collective. Mais ce n’est pas assez à ses yeux ; le différentiel doit plafonner à 6 ou 7 %, comme c’est le cas en Allemagne où l’opérateur historique, la Deutsche Bahn, a su garder son trafic. Ce delta, elle espère l’obtenir au sein de l’accord d’entreprise.

Mais les syndicats ne l’entendent pas de cette oreille. «On n’a jamais compris comment ils ont calculé ces 20 %», dénonce Didier Aubert. Son homologue Gilbert Garrel critique des discussions de marchand de tapis : «Dans un Paris-Marseille à 100 euros, le coût en personnel, c’est 6 % du prix du billet. Même si on réduit cette part de 30 %, vous allez gagner 2 euros !» Un point d’achoppement qui illustre les débats en cours : le 19/6. Cette règle fixe l’heure limite (19 heures) jusqu’à laquelle peut travailler un agent la veille de son repos. Et détermine l’heure minimale à laquelle il peut reprendre son travail après ses congés, soit pas avant 6 heures du matin. La direction souhaite apporter de la souplesse à cette règle, autoriser des débords de deux heures de temps à autre, pour certains métiers. «Cela permet de mieux optimiser les roulements, c’est un levier important de compétitivité pour nous», dit-on à la direction. Car en cas de retard d’un train au-delà de 19 heures, si le cheminot était à la veille d’un repos, alors celui-ci sera prolongé d’un jour. Les syndicats, eux, n’ont aucune d’intention de céder. «Si on vous fait terminer à 22 heures, la vie sociale, c’est fini, poursuit Didier Aubert. Chez les roulants, il y a un taux de divorce énorme, de désocialisation. C’est pas Germinal que je vous raconte, mais à cause de leurs horaires, des jours travaillés le dimanche, ils ne peuvent pas participer à une activité sportive ou associative. Alors le 19/6, pour eux, ça n’a pas de prix.»

La grève, et après ?

La direction de la SNCF prévoit mercredi et jeudi un trafic «perturbé» mais «moins que la semaine dernière», avec 3 TGV sur 4, 4 RER sur 5 en circulation en région parisienne et en province, 2 TER sur 3 et 6 Intercités sur 10. Les négociations, pour la convention et l’accord d’entreprise, doivent quant à elles se terminer à la fin de la semaine. Si elles capotent, le conflit pourrait vite se poursuivre dans le bureau d’Alain Vidalies, secrétaire d’Etat aux Transports, le gouvernement n’ayant aucune envie de voir la grève durer encore.

Richard Poirot

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