Par Nicolas Chapuis et Philippe Jacqué
La SNCF peut faire son deuil de son nouvel accord social d’entreprise. Le gouvernement a décidé, pendant le week-end, de le sacrifier au nom de la défense de la loi El Khomri sur le travail, afin d’éviter la grève – reconductible à partir de mardi 31 mai au soir – annoncée par les quatre organisations syndicales du groupe public ferroviaire et toute convergence…
Cette réforme du cadre social, qui devait permettre à la SNCF de faire des économies, afin de se préparer à l’émergence de la concurrence prévue à la fin de la décennie, va, au contraire, coûter plus cher à la compagnie nationale, du fait des améliorations apportées lors de la discussion !
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Lundi 30 mai, la CFDT a annoncé la réécriture, garantie par le gouvernement, de l’accord social d’entreprise qui préserve l’ensemble des acquis des cheminots de l’ancien cadre social, dit le RH077. Conséquence, le quatrième syndicat du groupe (15 %) a demandé à ses adhérents de ne pas prendre part à la grève du mercredi 1er juin.
L’UNSA, le deuxième syndicat (24 % et premier syndicat réformiste), n’a pas apprécié de s’être vu griller la politesse par son rival. Il a maintenu sa participation à la grève, tout en espérant « un règlement rapide ». « En l’état, cependant, ce n’est pas acceptable, puisque l’entreprise s’est distancée du texte et qu’on ne sait pas ce que l’on aura à signer le 6 juin, lors de la journée conclusive », indique-t-on au syndicat.
Schizophrénie
La CGT et SUD-Rail, eux, maintiennent leur appel à la grève reconductible. Mardi matin, la SNCF prévoyait un trafic perturbé, soit une mobilisation assez sérieuse des syndicats. Seulement six TGV sur dix doivent circuler, un TER sur deux, quatre RER sur dix et un Intercités sur trois.
Comment en est-on arrivé à un tel imbroglio ? Tout s’est accéléré samedi 28 mai, dans l’après-midi, au siège du ministère des transports. Alain Vidalies accueille les syndicats réformistes (CFDT et UNSA) et le directeur des ressources humaines (DRH) de la SNCF, Jean-Marc Ambrosini, afin de boucler, une fois pour toutes, les négociations. « Le ministre a demandé au DRH d’accéder aux demandes des deux syndicats d’un retour au RH077, bref, le cadre social précédent », indique une source.
Pour l’entreprise, c’est un coup de poignard. « Pis, s’étrangle un proche du dossier, le relevé de conclusion de la négociation a été rédigé non pas par l’entreprise, mais par le gouvernement. » Cocasse, quand on sait que la loi El Khomri doit mettre en avant… le dialogue social au sein des entreprises.
Selon une source gouvernementale, la direction de la SNCF campait sur une ligne de fermeté et a dû revoir sa position. « Le désaccord porte davantage sur le principe même de passer un accord avec les syndicats réformistes que sur le fond », assure un participant aux négociations, qui estime qu’il fallait déminer ce dossier potentiellement à même de venir renforcer la contestation contre la « loi travail ».
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« Certains voudraient faire croire que c’est sur l’autel de la loi El Khomri qu’on sacrifie la négociation SNCF, mais la solution trouvée est dans les tuyaux depuis plusieurs mois », contredit-on dans l’entourage du premier ministre, Manuel Valls, même si on reconnaît que « le calendrier n’est pas idéal ».
Alerté tardivement, Guillaume Pepy, le président du directoire de la SNCF, réagit vivement auprès de ses tutelles. Pourquoi lancer une réforme ferroviaire si l’on ne peut assouplir le cadre social, relativement rigide, de la SNCF, défend, dépité, son président. Pour faire plier l’exécutif, il met sa démission dans la balance. « Il a vite renoncé quand on lui a dit qu’il n’y avait aucun souci pour qu’il parte et quand a été mentionné le nom de son possible successeur », assure une source proche de l’exécutif. Un échange infirmé par l’intéressé. La rumeur s’est tout de même propagée, lundi, sur les réseaux sociaux et dans le petit milieu du ferroviaire.
Sur le fond, la position du gouvernement relève de la schizophrénie. La loi de réforme ferroviaire de 2014 a demandé à la SNCF de réaliser un certain nombre d’économies, notamment en améliorant sa productivité. A l’époque, la création d’un cadre social harmonisé entre l’entreprise publique et ses concurrents est décidée. C’est une occasion inespérée pour la SNCF de baisser un peu ses coûts, afin de se rapprocher, espère-t-on à l’époque, à 5-6 % de ses concurrents. De quoi rivaliser après l’ouverture du marché.
La création d’une convention de branche permet déjà de diminuer la différence de coûts avec ses concurrents, puisque, tous, sans exception, vont devoir se rapprocher des coûts de la SNCF. Le différentiel, qui était de 20 % avant cette convention, dont le texte est mis à la signature jusqu’au 8 juin, est aujourd’hui de quelque 10 %.
Compensations demandées
« Depuis le début des négociations sociales, nous savons qu’il n’y aura pas de grand bouleversement au sein de la SNCF, assure une source proche du dossier, mais, dans le cadre de l’accord social, nous espérions rendre plus flexibles certaines dispositions comme le 19-6, qui prévoit un jour de carence pour ceux qui arrêtent de travailler après 19 heures. Nous tablions sur quelque 200 à 300 millions d’euros d’économies par an, soit 1,5 % de la masse salariale. C’est peu, mais c’est déjà ça. »
« Certes, le nouveau cadre social ne remet pas en question le 19-6, mais on introduit quand même des souplesses », assure un connaisseur du dossier. « Le 19-6 c’était très symbolique, mais les vrais gains de productivité ça se joue dans la polyvalence des métiers », prévient-on du côté de l’exécutif. En clair, l’abandon de la réforme ne peut être une excuse pour la direction, qui doit réaliser des économies d’ici à 2020.
A la SNCF, on ne désarme cependant pas. Si la SNCF ne peut augmenter sa productivité, elle souhaite des compensations. « Le 6 juin, il doit y avoir un accord global, avec un volet social, le fameux accord d’entreprise, mais aussi un volet économique et un autre lié à la concurrence. » Lundi, Guillaume Pepy a défendu cette vision devant Manuel Valls. Selon la lettre professionnelle Mobilettre, il demanderait un transfert de certaines dispositions de son accord d’entreprise vers le décret socle, afin de ne pas être pénalisé vis-à-vis de ses concurrents.
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De même, selon nos informations, il souhaite un engagement ferme de l’Etat sur les trajectoires économiques de l’entreprise, notamment de la dette, qui frôle désormais les 50 milliards d’euros, ou sur une reprise de tout ou partie des intérêts de la dette portée par SNCF Réseau pour alléger son poids.
Enfin, la SNCF demanderait davantage de garanties sur l’ouverture de la concurrence. Sans cela, Guillaume Pepy pourrait bel et bien démissionner. « La négociation du 6 juin se déroule au niveau de l’entreprise », répond-on fermement du côté de l’exécutif, l’Etat ne s’en mêlera pas. Ambiance.
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