27 janvier 2011 |
Ceux qui n’aiment plus prendre le train
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C’est une ligne reconnue » à problèmes « par la SNCF elle-même. En décembre 2010, 56,96 % des trains étaient à l’heure, dont seulement 36,42 % aux heures de pointe. Des passagers, agacés par la régularité des » problèmes « , ont même créé l’Association de défense des clients et des usagers de la ligne Paris-Chartres-Le Mans, qui tient sur son site Internet une sourcilleuse comptabilité des retards et des trains annulés. La liste de leurs récriminations semble sans fin. Pour Julie Boigt, une infographiste de 37 ans, c’en est trop. » La SNCF m’a épuisée, avec ses trains supprimés au dernier moment, en retard ou tellement bondés qu’à Versailles, il faut rester sur le quai. Sans parler de l’angoisse de ne pas arriver à temps pour récupérer mes deux enfants à 18 h 30 « , dit-elle. Lassée de » faire de la corde raide « entre Rambouillet (Yvelines) et la gare Montparnasse et de » prendre toujours un ou deux trains d’avance, par sécurité « , elle a décidé de chercher du travail dans les Yvelines. Appartenant au réseau Transilien, notoirement saturé jusqu’à Rambouillet, puis au réseau TER de la région Centre jusqu’à son terminus, cette ligne qui compte 30 000 abonnés figure en bonne place parmi les douze lignes » malades » auxquelles la SNCF entend consacrer un plan d’action. » Les trois premières années, cela fonctionnait à peu près, mais, depuis deux ans, rien ne va plus. Le matin, on se demande si l’on sera à l’heure pour la réunion de 8 h 30, et, le soir, on sait que l’on risque d’arriver trop tard pour coucher les enfants « , raconte Rémi Dubois, salarié d’EDF. Son » record personnel « entre son domicile de Chartres et le quartier d’affaires de la Défense (Hauts-de-Seine) est un trajet de trois heures – au lieu d’une heure environ. Voyager chaque jour en TER, insiste Anne Roulier, 49 ans, l’une des responsables du Comité des usagers de la ligne Paris-Granville (Manche), » résulte d’un choix de vie opéré par des gens qui préfèrent élever leurs enfants à la campagne, les faire étudier dans un établissement calme, profiter d’un jardin, alors que, pour le même prix, ils devraient se contenter d’un studio à Paris « . Un mode d’existence qui repose très largement sur des transports fiables. Depuis mardi 25 janvier, tous les voyageurs des trains régionaux titulaires d’un abonnement ou d’un forfait sont appelés à faire la grève du contrôle. Cette action, déjà engagée sur certaines dessertes, consiste à refuser de produire son titre de transport au contrôleur. Les usagers mécontents sont aussi incités à brandir un billet factice, réalisé par les associations, estampillé » troisième classe « . Ou comme les membres du Comité des usagers de la ligne Paris-Argentan-Granville, une carte d’adhérent sur laquelle on peut voir une vache (à lait) normande remorquer à grand-peine une rame de TER. Outre l’amélioration de la ponctualité et des conditions de transport, seules deux revendications sont avancées par ces usagers mécontents : 200 euros de ristourne et la promesse du blocage du prix des forfaits en 2011. Ce sont les deux mesures accordées par la SNCF, au titre de » geste commercial « , le 21 janvier, aux » abonnés quotidiens » des lignes TGV, qui ont immédiatement cessé leur grève du contrôle. La SNCF n’a pas vu venir la rébellion des » navetteurs » des trains régionaux. » La SNCF et les régions ont été prises au piège de leur communication mettant en exergue le succès de ces lignes et l’amélioration globale de l’offre. Ce faisant, elles ont contribué à élever le niveau d’exigence des usagers « , observe Yves Crozet, professeur à l’université Lyon 2-Lumière et membre du laboratoire d’économie des transports. » Nous ne sommes pas dans la revendication pure et dure, nous ne distribuons pas de tracts ni n’avons l’intention de bloquer les voies, mais, à partir d’un certain moment, il faut cesser de se résigner « , assure Frédéric Félicien, 31 ans, animateur-réseau dans une organisation humanitaire et nouvel adhérent de l’Association des usagers de la ligne Paris-Chartres-Le Mans. Selon Jean-Roger Condat, 31 ans, son président, » les plus actifs sont les cadres, qui n’ont pas trop à justifier leurs horaires, alors que certains salariés, à force d’accumuler les retards, sont plus exposés « . Avec la SNCF, les relations sont parfois tendues et toujours empreintes d’une forte défiance, mais les ponts n’ont jamais été coupés. Début 2010, une réduction minimale de 20 euros a même été consentie sur les abonnements. Quant aux rapports avec les contrôleurs – peu présents à bord des trains -, ils sont réduits à leur plus simple expression. » Il n’y a pas grand-chose à répondre aux voyageurs qui sont souvent énervés, soupire un agent de quai. Chaque fois que le 17 h 48 est supprimé – c’est-à-dire presque quotidiennement -, on nous dit que c’est un problème de matériel. Avancer la même explication tous les jours, je comprends que ça finisse par lasser. « Très active en Bretagne et dans les Pays de Loire, l’Association des voyageurs et usagers des chemins de fer de la région Ouest (AVUC) est à l’origine de l’appel au mouvement de grève nationale des » TERriens « . A la tête de l’association, Willy Colin théorise l’émergence » d’une forme de désobéissance civique « respectueuse de certaines règles – on ne resquille pas -, et bénéficiant de la compréhension des cheminots de terrain. » Nous ne mettons pas seulement en cause la SNCF « , assure ce journaliste localier à France 3-Maine. Usager quotidien de la ligne Laval-Le Mans, il reproche au gouvernement » d’inciter les Français à prendre le train au nom de l’écomobilité, mais de fermer les yeux devant un réseau défaillant, faute de donner les moyens suffisants à Réseau ferré de France « . L’autre cheval de bataille des associations d’usagers est la » cybermilitance « . S’ils ne dédaignent pas les outils traditionnels (la pétition » SNCF, ras le bol » de l’AVUC aurait, selon ses initiateurs, reçu près de 10 000 signatures), les comités de voyageurs maîtrisent parfaitement l’outil Internet. Souvent constitués à partir d’un blog, comme sur Paris-Chartres-Le Mans, ou relancés par un réseau » communautaire » (initialement destiné à faire partager les » bons plans » pour trouver des artisans ou une baby-sitter) comme l’association des » navetteurs » du TGV Paris-Tours, ces groupes ont pris quelques longueurs d’avance sur la SNCF grâce au Web et aux réseaux sociaux. Leurs sites ainsi que la présence qu’ils assurent sur Twitter ou Facebook sont plus efficaces que les rituelles distributions de tracts. On peut notamment y voir des photos, transmises par des cheminots, de locomotives immobilisées depuis des semaines dans des ateliers de réparation ou dans des garages du fret alors que la ligne manque de motrices. Les militants associatifs participent aussi aux forums de cheminots sur Internet, où ils rassemblent des arguments techniques et recoupent certaines informations qui alimenteront leurs négociations avec la SNCF. Et leur permettront de faire pression sur les conseils régionaux, auxquels cette dernière doit rendre des comptes. L’émergence de ces groupes s’est, dans une large mesure, opérée à l’extérieur des structures représentatives des voyageurs. Hormis la région Rhône-Alpes, Lille et Reims, la Fédération nationale des associations d’usagers des transports (Fnaut) n’est pas parvenue à attirer dans son giron les nouvelles associations. » Il y a eu quelques contacts avec la Fnaut, mais je les trouve plutôt endormis. Pour le moment, on préfère se focaliser sur nos problèmes « , estime le président de la ligne Paris-Chartres-Le Mans. » Dire ce qui ne va pas, c’est très bien mais cela ne suffit pas, il faut aussi être capable d’avancer des propositions plus larges afin d’augmenter les moyens attribués au rail « , se défend Jean Sivardière, président de la Fnaut. Au sortir de la rencontre organisée le 21 janvier avec la SNCF, Gérard Schrepfer, président de l’association de consommateurs Léo Lagrange-Consommation était encore plus sévère. » Ces associations de lignes TGV sont purement consuméristes. Elles ont accepté le dédommagement proposé par la SNCF sans à aucun moment poser la question du manque de personnel et d’investissements ni soulever le problème du vieillissement du matériel. « Ce rendez-vous a également fait apparaître au grand jour de profondes divergences d’intérêts. » La SNCF fait deux poids, deux mesures. Il y a d’un côté ce qu’elle appelle ses « grands clients » – les cadres supérieurs et les professions libérales abonnés du TGV – que l’on indemnise, et, de l’autre côté, les petits clients, usagers de deuxième zone du TER « , proteste Willy Colin. » Il n’y a pas que des costards-cravate dans le TGV Paris-Tours « , assure pourtant David Charretier, président de l’association qui regroupe les abonnés de cette ligne. » Beaucoup de gens, des femmes, souvent, sont dans l’obligation, après avoir perdu leur emploi à Tours, de venir travailler en région parisienne « , fait-il valoir. A la SNCF, on assure ne pas chercher à diviser pour mieux régner. Et l’on laisse entendre que des propositions permettant d’enterrer la hache de guerre avec les abonnés des trains régionaux pourraient être formulées sous peu. Jean-Michel Normand © Le Monde
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